Jean Aicard

Les tambourinaires.

Ils sont deux. Un enfant, tout ravi, les précède
Et marche à pas comptés, fier de porter sans aide
Un bâton que couronne un cercle horizontal
Où l’on a suspendu des choses en métal,
Montre et couvert, et puis des écharpes en soies,
Les prix des jeux, ces prix qu’on appelle « les Joies, »
Parmi lesquels souvent reluit, fort engageant,
Un saucisson à l’ail dans son papier d’argent.
L’enfant marche et respire à l’ombre du trophée,
Car nul souffle n’émeut l’atmosphère étouffée.
 
Un homme enfin les suit, souriant et portant
Une corbeille en paille à fond rose éclatant.
Dès qu’ils ont pénétré sous la large avenue,
Ils entament l’air gai d’une danse ingénue
Qui s’avance et qui fait sourire encore parfois
L’aïeul sur les carreaux tambourinant des doigts.
 
En bon ordre, le groupe est là, sur la terrasse ;
Les deux musiciens s’agitent, non sans grâce ;
Chacun d’eux frappe sec le vibrant parchemin
De la main droite et fait jouer, de l’autre main,
En soufflant de tout cœur, la musiquette vive
Du galoubet, qui n’est qu’une flûte naïve.
Long cylindre léger, le tambourin tremblant
Sous la baguette noire au bout d’ivoire blanc,
Suspendu par sa corde au bras qui tient la flûte,
A chaque coup frappé résonne une minute.
Il frémit tout entier en de profonds accords,
Suit la flûte en sourdine et marque les temps forts,
Et cela fait un bruit de ménage en querelle.
Deux voix parlent ; tantôt c’est lui, tantôt c’est elle
Qui domine, disant : « Mais qui commande ici ? »
Et chacun tour à tour, par un mot radouci,
Honteux d’être méchant, avec tendresse implore,
Et l’un s’est tu déjà que l’autre gronde encore.
Ainsi le tambourin vibre encore à la fin,
Quand la flûte a jeté son cri suprême et fin.
 
Les enfants tout joyeux, les servantes alertes
Paraissent les premiers aux fenêtres ouvertes ;
La dame vient ensuite, et le maître du lieu ;
Le porteur de corbeille alors, grave, au milieu
Du groupe pavoisé des pieds jusqu’à la tête,
Demande « quelques sols pour les frais de la fête »,
Et tend, d’un air ami, sa corbeille en avant,
Dont les rubans, drapeaux mignons, vibrent au vent.
Dès qu’une pièce tombe au fond de la corbeille,
Le tambourin content s’exalte, et s’émerveille
Du don trop généreux qu’on fait aux villageois,
Mais la petite flûte alors, haussant la voix,
Exprime qu’après tout l’offrande est peu de chose,
Qu’on n’emplira jamais le joli panier rose,
Et que le tambourin avec son « gramaci »
L’étonne, et qu’on n’est pas obséquieux ainsi.
Le tambourin répond : Paix ! paix ! petite folle !
Et, voulant à tout prix lui couper la parole,
Il redouble d’entrain et force les accords,
Puis, las enfin, s’éloigne, et l’on entend alors
Décroître à travers champs la charmante dispute
Du tambourin qu’on sait l’amoureux de la flûte.
 
Les quêteurs de ce pas vont chez le paysan
Qui, les voyant venir, se dit : Allons-nous-en !
Et monte à la « fénière » odorante, et s’enferme.
Les demandeurs sont là, debout, devant la ferme.
La querelle éternelle et tendre va son train
De la flûte bavarde avec le tambourin,
Et les musiciens marquent le pas sur place.
A force de souffler, le sang monte à leur face,
Et tout suant, gonflant la joue, ils font si bien
Qu’ils excitent les cris éclatants du gros chien
Qui, toujours aboyant, la gueule toute large,
Fuit, s’approche, recule et revient à la charge.
L’enfant, qui n’est plus fier, tremble de tout son corps ;
Les deux musiciens s’épuisent en efforts ;
L’enfant crie en pleurant, et l’homme au panier rose,
Avec de gros jurons, heurte à la porte close,
Pendant qu’au « fénestron » tout obstrué de foin,
De ce vacarme affreux et gai joyeux témoin,
Se tient coi, si content qu’il en rit en silence,
Le fermier, qui maudit les impôts et la danse,
Et sous du foin qui bouge on pourrait entrevoir,
Malin et tout brillant de plaisir, son œil noir.

Les Poèmes de Provence (1874)

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