Le Rhône est si profond, si rapide et si large,
Que dans la grande Europe il n’a pas son pareil.
Emportant des bateaux sans nombre avec leur charge,
Il va roulant de l’or et roulant du soleil.
Fleuve superbe ! il court, et se jouant des lieues
Il atteint, lui qui sort des Alpes au cœur pur,
La Méditerranée aux grandes ondes bleues,
Et né dans la blancheur il finit dans l’azur.
Un lac veut l’arrêter au sortir de sa source ;
Il le divise, il passe, et le frère du Rhin
Trouvant alors des rocs en travers de sa course
Sous l’obstacle étonné creuse un lit souverain.
A présent, reparais ! Tu n’auras plus d’obstacle.
Le grand peuple de France attend tes vastes eaux,
Ô fleuve ! donne-lui le merveilleux spectacle
Des prés féconds et verts, sillonnés de ruisseaux.
La Suisse sans regret à la France te donne.
Ta voix endort leurs fils au berceau, vieux géant.
Le sang ne te plaît pas, à toi ! Ta force est bonne,
Ô fleuve, et comme un dieu tu passes en créant.
Tu fais germer des bourgs, croître des capitales :
Voici Lyon, Valence et la brune Avignon,
Dont les filles gaîment, sur tes rives natales,
Peuvent mêler le pampre aux nœuds de leur chignon.
Car, pour mieux nous porter la joie et l’espérance,
Tu fais verdir les ceps sur les coteaux penchants,
Tu donnes de ta force à nos bons vins de France,
Et tu fais naître ainsi des amours et des chants.
Et tu passes, heurtant l’arche du pont qui bouge,
Et l’on a peur de toi, tant, furieux et prompt,
Aveuglément, comme un taureau qui voit du rouge,
Sur les digues des quais tu vas donnant du front.
Mais, ô toi le plus fort des fleuves de l’Europe,
Pourquoi donc laisses-tu défaillir ta vigueur,
Lorsque près d’Avignon le mistral qui galope,
Te jette en s’enfuyant le défi d’un vainqueur ?
Sans pouvoir t’indigner le mistral te devance.
Ah ! tu voudrais marcher toujours plus lentement !
Et même, pour mieux voir le ciel de la Provence,
Tu voudrais un seul jour n’être qu’un lac dormant.
Car voici par essaims les belles filles d’Arles,
Leurs cheveux couronnés du large velours noir,
Le cœur pris au langage amoureux que tu parles,
Qui sur tes bords charmants viennent rêver le soir.
Tu reflètes le ciel et leurs yeux, leur visage,
Et leur sein rebondi comme un doux raisin mûr ;
Et le mirage vert du riant paysage
Frissonne renversé dans tes reflets d’azur.
Mais tu n’es pas un lac, tu t’appelles le Rhône !
Prouve donc, si tu peux, tes puissantes amours ;
Assez d’alluvions roulent dans ton eau jaune
Pour te faire un obstacle et prolonger ton cours.
Arrange-toi !– C’est fait ! Le Rhône a fait une île,
Il l’étreint à deux bras, la pousse au gouffre amer :
C’est la Camargue. Elle est immense, elle est fertile,
Et toujours grandissante elle éloigne la mer.
C’est bien, fleuve ! L’effort est digne de ta gloire.
Le but fût-il manqué, l’effort resterait beau ;
Mais l’heure est retardée où la mer doit te boire.
Qui d’entre nous fera reculer son tombeau !
Et maintenant là-bas jusqu’aux grèves marines,
Les chevaux, en Camargue, ardents, libres de mors,
Sauvages, secouant à grand bruit leurs narines,
Hésitent, effrayés, à boire sur tes bords.
Et t’écoutant de loin, du fond des marais mornes,
Les noirs taureaux, tes fils, des flammes en leur œil,
Droits parmi les joncs verts moins aigus que leurs cornes,
Reconnaissant leur père, en mugissent d’orgueil.