Jean Aicard

La mort de l’aïeul.

Mon père est mort, voici vingt ans, à Vaugirard.
Enfant, je n’ai pas vu partir le corbillard,
Mais je sais la tristesse affreuse que dégage
Ce char glacé portant les morts comme un bagage
Au milieu des passants affairés, et du bruit
Des fiacres et des vieux hôtels qu’on reconstruit.
Il gît dans un recoin du cimetière immense,
Sol où même le vent ne met point de semence.
 
Son père, mon aïeul est mort, voici vingt jours.
Paris tua le fils : Paris fait les ans courts.
Il rencontra la mort en poursuivant la gloire,
(Ô Paris, c’est toujours la même vieille histoire !)
Tandis qu’au loin, là-bas, près des flots miroitants,
Le vieillard l’espérait et comptait les instants.
Son fils mort, il se dit : C’est bien, j’attendrai l’heure.
Elle vint. Ne croyez pourtant pas que je pleure ;
Il est mort accablé par l’âge et disant : « Dieu,
« Achevez-moi ! Ma fille et toi, mon fils, adieu. »
Et puis il reprenait, gai : « Monsieur de Molière
Aimait les médecins, mon fils, à ma manière ;
Ils ne guérissent pas la vieillesse ; la mort
Seule, sait tout guérir. » Le vieillard était fort ;
Lent à s’éteindre, il fit dans le calme un long somme ;
La mort en fut le rêve et prit enfin cet homme.
Le soleil souriait dehors, clair et content.
 
Puis, j’ai vu sur le seuil du jardin éclatant
Une bière s’ouvrir, étroite et blanche couche.
On descendit l’aïeul calme, entr’ouvrant la bouche,
Vénérable, endormi dans le dernier sommeil,
Et ses chers cheveux blancs se jouant au soleil.
 
Six rudes paysans, ôtant les blouses bleues,
Pour porter le cercueil pesant durant deux lieues,
Le prirent sur l’épaule, et d’un pas assuré
Marchèrent devant moi sous le fardeau sacré.
Des profonds oliviers tout surchargés d’olives
Autour de nous fuyaient les pinsons et les grives ;
Pas de fleurs, mais partout la verdure ; et la mer
Au loin, réfléchissant la pureté de l’air.
On suivait en portant des branches de verveine.
 
J’ai moi-même versé sur lui la pelle pleine
De terre molle où luit le germe à découvert.
Il dort dans un recoin du cimetière vert,
Et le vent marin chante en traversant les arbres,
Provence, et ton soleil d’hiver chauffe les marbres.

Les Poèmes de Provence (1874)

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