Jean Aicard

La bouille-abaisse.

« Embarque, les amis ! c’est dimanche demain.
—La Dame jeanne ici !—Pousse.—Donne la main.
—As-tu le pain ?—Bon ça !—Garçon, largue les voiles ! »
 
Le ciel est comme un champ plein d’un semis d’étoiles ;
N’est-ce pas, paysans qui, le samedi soir,
Par un beau temps, fendez le flot bleuâtre et noir,
Et, traînant vos filets dans les vagues profondes,
Cherchez la bouille-abaisse en fuite sous les ondes ?
Le grand filet plombé racle le fond de l’eau,
Ramassant ou courbant l’algue comme un râteau,
Et le poisson surpris s’embrouille dans la maille ;
Mais le fond montueux par instant le tiraille,
Et l’aviron ne peut l’arracher, sans le vent.
La brise souffle donc, et les pousse en avant ;
Et l’un baigne sa main au fil du frais sillage,
L’autre fume sa pipe en regardant la plage,
Et ceux-ci sur le banc qui les berce étendus
Fredonnent de vieux airs, les yeux au ciel perdus.
 
Un souvenir du jour, nuits d’été, vous colore ;
Nuits trop courtes ! Voici déjà la blanche aurore ;
Le sommeil flotte, vague, amortissant les voix.
Le filet se retire et s’emplit plusieurs fois.
« Regarde faseyer, petit, le point d’amure :
Le vent mollit, ramons ! »—Et dans un grand murmure
La barque file, ayant ses avirons armés,
Qui, rapides et forts, coupent les flots calmés.
Obliquant tous ensemble, à peine sans secousse
Ont-ils plongé dans l’eau qui résiste et repousse
Qu’on les revoit soudain, horizontaux encor,
Emperlés et frangés de gouttelettes d’or !
La mer rit au soleil. Les côtes se font proches,
Et des groupes amis s’avançant sur les roches
Appellent. « Avez-vous bonne pêche ?—Oui.—Non. »
On hèle le patron affairé par son nom :
« Patron Vincent ! » Mais lui «: Barre à tribord, prends garde !
—A terre !—Les paniers ici ! » Chacun regarde :
« C’est beaucoup.—Non, c’est peu.—Voyons !—Tout est vivant !
Les porteurs du panier trop plein marchent devant,
Et sur la longue table, à l’abri de la treille,
On a posé bientôt et vidé la corbeille,
Pendant que les pêcheurs, à l’ombre des mûriers,
Dorment, avec leurs bras croisés pour oreillers.
 
Ô trésors ruisselants de la mer indulgente !
Ce sont les loups zébrés dont le ventre s’argente ;
La girelle, rayée en long de bleu, de vert
Et d’orangé ; le crabe affreux au croc ouvert ;
La langouste aux anneaux polis, aux tons de laque,
Et dont la queue au ventre est repliée et claque ;
La sole plate et mince, et le rouquier qui sent
Les rochers sous lesquels dans l’algue il va glissant ;
La rascasse méchante au dos qui se hérisse ;
Et tout cela se tord, bondit, ondoie et glisse,
Étranges arcs-en-ciel mouillés et radieux,
Prismes éblouissants de nageoires et d’yeux.
 
En plein air, le chaudron où le poisson fourmille
Sur un trépied géant fume, et le feu pétille,
Sans relâche nourri de ceps et de sarments.
Le thym nage sur l’huile, et des bouillonnements
Annonceront bientôt la bouille-abaisse prête.
La table sous la treille a pris un air de fête.
La bouteille sourit, et les couverts d’étain
Prennent, grâce au soleil, un éclat argentin.
—Çà, le chaudron bouillonne ; accourez, qu’on l’enlève !
Cuisiniers, éveillez les dormeurs de leur rêve,
Et qu’on dévore enfin de la bouche et des yeux
Le mets chéri, le plat consacré des aïeux,
D’où s’exhale l’odeur des collines, et celle
De la mer qui là-bas au soleil étincelle.

Les Poèmes de Provence (1874)

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