Jean Aicard

L’âme du blé.

En juin, on voit sortir de terre, germe obscur,
Une larve bizarre et qu’étonne l’azur,
Ayant l’aspect d’un ver et des rudiments d’ailes.
Telles sont tout d’abord les cigales nouvelles.
 
Mais bientôt, s’enfantant soi-même avec effort,
De sa légère peau morte l’insecte sort,
Frais, humide, étalant ses quatre ailes ouvertes,
Tout vert comme les blés aux belles tiges vertes.
Il ne sait pas chanter ni s’envoler encore :
Le chant divin viendra plus tard, avec l’essor.
En attendant, sous l’herbe et parmi les feuillées,
La cigale, buvant au creux des fleurs mouillées,
Rampe, évitant le bec du moineau trop hardi,
Et se chauffe immobile au soleil de midi.
 
Le blé ne grandit plus, mais il est vert encore ;
Il boit l’éclat du jour torride, et s’en colore :
Tel l’insecte devient jaune et blond, puis pareil
Aux épis roux et chauds pénétrés de soleil ;
Le feu vivifiant affermit son corps frêle,
Et, donnant leur vigueur aux nervures de l’aile
Qui deviennent d’un noir intense de velours,
Tend la membrane molle et fine des tambours
Qui trembleront bientôt de notes musicales,
Et que nos bruns enfants, tourmenteurs de cigales,
Sous les écailles d’or du ventre, savent voir
Luire en elles, polis comme un double miroir.
 
Ô mystère charmant surpris sous vos écailles !
Nul n’a vu votre sang en vous ni vos entrailles,
Cigales ; vous n’avez rien en vous de caché,
Rien que votre instrument à vous-même attaché !
Vous n’êtes qu’une voix, qu’une chanson vivante ;
Et lorsque la moisson, par le mistral mouvante,
Comme notre mer blonde ondule sous l’azur,
Alors, mûres aussi, vous, âmes du blé mûr,
Pareilles aux épis, brûlantes et dorées,
Vous chantez la lumière et les moissons sacrées !
Silence ! près de nous la cigale a chanté ;
Elle est là, sur ce pin jaunissant de l’été ;
Voyez : Elle s’écoute, heureuse ; elle travaille,
Puisque de ses longs cris tout son être tressaille ;
En extase, attentive, elle ne nous voit pas,
Mais tout à coup, ayant entendu notre pas,
Elle nous a compris, et, par instants muette,
A s’enfuir brusquement, furtive, elle s’apprête.
Nous la gênons ; elle aime à chanter sans témoin ;
Et,—quand elle se tait,—on peut ouïr au loin,
Bruit qui monte et s’abaisse en strophes inégales,
Le tronc rugueux des pins résonner de cigales.
 
C’est la maturité des blés qui chante ainsi !
 
L’épi, sous les rayons incandescents roussi,
Froissant l’épi voisin, craque, et la moisson mûre,
Ne pouvant pas chanter sa gaîté, la murmure,
Et ravive, adoucit et renfle tour à tour
Son bruit que la cigale imite tout le jour,
Surtout à l’heure ardente où l’ombre bleue est tiède,
Où la mouche revient au dormeur qu’elle obsède,
Où le silence enfin plane avec le sommeil
Dans un vent doux et lourd tout chargé de soleil.
 
Un jour les blés criants tombent sous les faucilles :
Les cigales encore font éclater leurs trilles,
Et leurs cris déchirants répètent un adieu
A la chaleur du ciel étincelant et bleu...
Les faucheurs ennuyés maudissent ces pleureuses.
Et plus tard, quand les champs sont livrés aux glaneuses
Et quand sur l’aire on voit, du soleil dans les crins,
Les chevaux piétiner l’épi gonflé de grains,
La cigale confie, avant que de se taire,
Blé vivant, sa semence immortelle à la terre.
 
Près de l’aire parfois un tas de gerbes d’or
Sous les souffles errants frissonne et parle encore,
Mais déjà l’on n’entend qu’à de longs intervalles
L’hymne d’été, le bruit des blés et des cigales ;
Et quand la paille est vide et qu’un vent assoupi
Chasse en fins tourbillons les restes de l’épi,
Quand gisent les blés morts au fond des granges pleines,
La cigale aussi meurt, jusqu’aux moissons prochaines...

Les Poèmes de Provence (1874)

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