Jean Aicard

Aimer-Penser.

Cœur naïf ! j’avais cru pouvoir à tous les yeux
Dévoiler mes douleurs comme en face des cieux,
           Et trouver pour mon âme une âme,
Une seule parmi la foule des humains,
Un inconnu qui vînt me prendre les deux mains,
           Un seul amour d’homme ou de femme !
 
Pauvre fou ! je croyais à la sainte pitié
Qui verse doucement et longtemps l’amitié
           Sur les blessures d’un cœur triste,
Et je ne savais pas,—honte !—qu’au lieu de pleurs,
Le monde, gai toujours, donne à toutes douleurs
           Un éclat de rire égoïste !
 
C’est bien ;—je garderai pour toi, dont je suis sûr,
Pour toi seule et pour Dieu mon malheur calme et pur
           Que salirait la foule avare,
Et grand par ma douleur, et grand par mon orgueil,
Si dans des vers badins je lui cache mon deuil,
           Elle me jouera sa fanfare !
 
Et quand mes chants auront amusé les pervers,
Toujours contents de voir apparaître en des vers
           Des inutilités impies,
Je crierai, me dressant, sage, au-dessus des fous,
La justice en mes mains, et les fustigeant tous
           D’un fouet d’ïambe et d’utopies :
 
« Ô monstres ! vous avez devant Dieu, devant Dieu !
           Devant le firmament auguste,
Dressé vos tréteaux vils et fait un mauvais lieu
           De la nature belle et juste !
 
« Votre société, sous les noirs préjugés,
           Penche comme un vaisseau qui sombre ;
Rien de vous ne vivra ! Navire et naufragés,
           Vous serez engloutis par l’ombre !
 
« Ah ! vous vous êtes dit, en votre lâcheté,
           Que le mal sur le monde règne ;
Qu’il doit régner toujours ; qu’une fatalité
           Veut que toujours un Jésus saigne !
 
« Ah ! vous traitez encore d’insensés les penseurs,
           Les libres rêveurs, les poètes,
Qui,—lorsque vous croisez vos haines,—âmes sœurs
           Gémissent sur ce que vous faites !
 
« Ah ! vous pourriez trouver dans l’éternelle paix
           Une félicité profonde,
Et vous ne voulez pas, et vos esprits épais
           Se vautrent dans la nuit immonde !
 
« Vous célébrez en chœur arlequins et bouffons ;
           Vous pensiez que, bête acrobate,
J’avais fait pour mon âme un habit de chiffons ;
           Que mon vers était une batte ?
 
« Eh bien, détrompez-vous : quand j’ai pleuré, méchants,
           Contre moi vous tourniez vos armes ;
Lorsqu’ils semblaient rieurs, vous admiriez mes chants,
           Ignorant qu’ils étaient des larmes !
 
« Votre immense mépris, je le compte pour rien,
           Pour rien vos paroles amères !
« Je suis plus grand que vous, car je travaille au Bien !
           J’ai pitié, moi, de vos misères !
 
Et je vais seul... j’avance : en ma force j’ai foi ;
           Je suis l’homme du sacrifice !
Et quand vous serez tous insensés comme moi,
           Alors régnera la justice ! »
 
C’est afin de plus tôt les accabler ainsi
Que je ne veux pas mettre à leur folle merci
           Plus longtemps mon âme brisée ;
Désormais nul d’entre eux ne saura ma douleur :
À toi je veux livrer ma pensée et mon cœur !...
           Ils n’auront, eux, que ma pensée !

Les jeunes croyances (1867)

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