Gérard de Nerval

La Russie

                             I.
 
Arrête, esprit sublime ! arrête !
Du sort crains de braver les lois !
Dieu qui commande à la tempête
L’agite sur le front des rois ;
Son bras pourra réduire en poudre
Ton laurier qu’on croit immortel,...
Et tu t’approches de la foudre,
En t’élançant aux champs du ciel.
Silence ! La Nuit veille encore,
Les arrêts du Destin ne sont pas révolus :
Mais à l’ombre qui fuit succédera l’aurore,...
Et celle d’Austerlitz ne reparaîtra plus !
 
Dans le palais des Czars, Napoléon repose :—
Sans doute un songe heureux, sur ses ailes de rose,
D’héroïques tableaux vient bercer son espoir :—
Il est là ! dans Moscou soumis à son pouvoir !...
Mais ce n’est pas assez : quand pour lui tout conspire,
Quand d’un nouvel éclat tout son astre a relui,
Un destin plus brillant a de quoi le séduire...
Cet empire dompté... Qu’ai-je dit ? Un empire !
Le monde entier, le monde... et c’est bien peu pour lui.
 
                             II.
 
Mais, qu’il rêve d’éclat ! qu’il rêve de conquête !
Il ne dormira plus d’un semblable sommeil :
Près du chevet royal où repose sa tête,
Le malheur est debout,... et l’attend au réveil !
 
Le malheur ! il grandit à la faveur de l’ombre ;
Bientôt le sol gémit sous son colosse affreux,
Son œil rouge étincelle au sein de la nuit sombre,
Et sur son front cadavéreux,
Qu’un sanglant nuage environne,
Brille de longs éclairs, une horrible couronne.
Il vomit l’incendie ; aux traces de ses pas,
De sang noir un fleuve bouillonne,
Et ses bras sont chargés de neige et de frimas.
 
Il s’élance !—On s’éveille, on voit,.... on doute encore !
D’un premier jour de deuil épouvantable aurore,
Quelle clarté soudaine a frappé tous les yeux ?
La flamme à longs replis s’élance vers les cieux,
Gronde, s’étend, s’agite, environne et dévore.
Oh ! de quelle stupeur Bonaparte est frappé,
Quand devant lui Moscou s’écroule, enveloppé
De l’incendie affreux, que chaque instant rallume !
Qu’un triste sentiment doit ; alors l’émouvoir !...
C’est son triomphe, hélas ! ses projets, son espoir,
Qu’emporte la fumée, et que le feu consume !
 
                             III.
 
Son front s’est incliné : d’un brillant souvenir
Il veut en vain flatter sa pensée incertaine...
Mais le passé n’est plus qu’une image lointaine
Qui s’abîme dans l’avenir !
Peut-être d’autres temps lui présentaient naguère
Du pouvoir des humains les splendeurs passagères,
Des sceptres, des bandeaux, sublimes attributs ;
Hélas ! au jour du deuil tout souvenir s’efface ;
Quand l’avenir est là, qui gronde, qui menace,
L’image du bonheur n’est qu’un tourment de plus !
 
Cet avenir,... ô France ! ô ma noble patrie !
Toute sa profondeur bientôt se déroula :
Quelle est la nation qui n’en fut attendrie ?
Quel est l’homme qui n’en trembla ?
Et tel fut le destin dont tu tombas victime,
Que l’on ignore encore si, du fond de l’abîme,
Jalouse de ta gloire, et croyant la ternir,
La haine de l’enfer amoncela l’orage,...
Ou, du trop de grandeur dont tu fis ton partage,
Si l’équité du ciel prétendit te punir !
 
                             IV.
 
Dans cette héroïque retraite,
Qui des guerriers français a moissonné la fleur,
L’enfer ou le ciel fut vainqueur...
Mais nul pouvoir humain n’eut part à leur défaite.—
C’est en vain que du Nord les hideux bataillons,
Palpitants d’une horrible joie,
Fondaient sur les mourants en épais tourbillons,
Comme des corbeaux sur leur proie :—
Ardents, ils s’élançaient : mais, au bruit de leurs pas,
De quelque arme usée ou grossière
L’agonie un instant armait son faible bras,
Par un dernier effort, s’arrachait à la terre,
Que de morts elle allait couvrir...
Et dans cette couche guerrière
Exhalait le dernier soupir !
 
Ô gloire ! À cet aspect de la mort ranimée,
Des preux, dont le trépas semble encore menacer,
L’ennemi dans ses rangs vient de laisser passer
Les lambeaux de la Grande Armée :
Tant qu’il reste des bras pour soutenir son poids,
La bannière voltige à l’entour de sa lance,
L’aigle triomphateur dans les airs se balance,
Et sa menace encore fait tressaillir les rois !
Ô Russes, déjà fiers des triomphes faciles
Que votre espoir s’était promis,
Il ose à vos regards surpris
Passer, toujours debout sur ses appuis mobiles !—
Mais, hélas ! contre lui si vos efforts sont vains,
Bientôt votre climat vengera votre injure,
Rassurez-vous : celui qui vainquit les humains
Est sans pouvoir sur la nature !
 
                             V.
 
Eh bien ! c’en est donc fait !... Nos compagnons sont morts,
Ils dorment aux déserts de la froide Russie,
La neige des hivers sur eux s’est épaissie,
Et, comme un grand linceul, enveloppe leurs corps !
Bien peu furent sauvés : mais combien la patrie
Dut réveiller d’amour en leur âme attendrie !
Ils avaient vu sur eux tant de ciels étrangers,
Supporté tant de maux, couru tant de dangers,
Qu’ils durent bien sentir, en revoyant la France,
Si la terre natale est douce après l’absence !—
Mais leur enchantement fut bientôt dissipé,
La haine, la discorde agitaient nos provinces,
D’autres temps en nos murs amenaient d’autres princes,
Et le présent payait les dettes du passé.

Élégies nationales (1827)

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