Gérard de Nerval

La gloire

Le temps, comme un torrent, roule sur les cités ;
Rien n’échappe à l’effort de ses flots irrités :
En vain quelques vieillards, sur le bord du rivage,
Derniers et seuls débris qui restent d’un autre âge,
Roidissant contre lui leur effort impuissant,
S’attachent, comme un lierre, au siècle renaissant :
De leurs corps un moment le flot du temps se joue,
Et, sans les détacher, les berce et les secoue ;
Puis bientôt, tout gonflés d’un orgueil criminel,
Les entraîne sans bruit dans l’abîme éternel.
 
Ô chimère de l’homme ! ô songe de la vie !
Ô vaine illusion, d’illusions suivie !
 
Qu’on parle de grandeur et d’immortalité...
Mortels, pourquoi ces bruits de votre vanité ?
Qu’est-ce ? Un roi qui s’éteint, un empire qui tombe ?
Un poids plus ou moins lourd qu’on jette dans la tombe...
À de tels accidents, dont l’homme s’est troublé,
Le ciel s’est-il ému ? le sol a-t-il tremblé ?...
Non, le ciel est le même, et dans sa paix profonde
N’a d’aucun phénomène épouvanté le monde :
Eh ! qu’importe au destin de la terre et des cieux
Que le sort ait détruit un peuple ambitieux,
Ou bien qu’un peu de chair d’un puissant qu’on révère
Ait d’un nouvel engrais fertilisé la terre !
 
Et vous croyez, mortels, que Dieu, par ses décrets,
Règle du haut des cieux vos petits intérêts,
Et choisissant en vous des vengeurs, des victimes,
Prend part à vos vertus aussi bien qu’à vos crimes,
Vous montre tour à tour ses bontés, son courroux,
Vous immole lui-même, ou s’immole pour vous ?...
Ô vanité de l’homme, aveuglement stupide,
D’un atome perdu dans les déserts du vide,
Qui porte jusqu’aux cieux sa faible vanité,
Et veut d’un peu plus d’air gonfler sa nullité !
 
Hélas ! dans l’univers, tout passe, tout retombe
Du matin de la vie à la nuit de la tombe !
 
Nous voyons, sans retour, nos jours se consumer,
Sans que le flambeau mort puisse se rallumer ;
Tout meurt, et le pouvoir, et le talent lui même,
Ainsi que le vulgaire, a son heure suprême.
Une idée a pourtant caressé mon orgueil,
Je voudrais qu’un grand nom décore mon cercueil ;
Tout ce qui naît s’éteint, il est vrai, mais la gloire
Ne meurt pas tout entière, et vit dans la mémoire ;
Elle brave le temps, aux siècles révolus
Fait entendre les noms de ceux qui ne sont plus ;
Et, quand un noble son dans les airs s’évapore,
Elle est l’écho lointain qui le redit encore.
 
Il me semble qu’il est un sort bien glorieux :
C’est de ne point agir comme ont fait nos aïeux,
De ne point imiter, dans la commune ornière,
Des serviles humains la marche moutonnière.
Un cœur indépendant, d’un feu pur embrasé,
Rejette le lien qui lui fut imposé,
Va, de l’humanité lavant l’ignominie,
Arracher dans le ciel ces dons qu’il lui dénie,
S’élance, étincelant, de son obscurité,
Et s’enfante lui même à l’immortalité.
 
Dans mon esprit charmé, revenez donc encore
Douces illusions que le vulgaire ignore :
Ah ! laissez quelque temps résonner à mon cœur
Ces sublimes pensers de gloire et de grandeur ;
Laissez-moi croire enfin, si le reste succombe,
Que je puis arracher quelque chose à la tombe,
Que, même après ma mort, mon nom toujours vivant,
Dans la postérité retentira souvent ;
Puisque ce corps terrestre est fait pour la poussière,
Et qu’il faut le quitter au bout de la carrière,
Qu’un rayon de la gloire, à tous les yeux surpris,
Comme un flambeau des temps, luise sur ses débris.
Il me semble en effet que je sens dans mon âme
La dévorante ardeur d’une céleste flamme,
Quelque chose de beau, de grand, d’audacieux,
Qui dédaigne la terre et qui remonte aux cieux :
Quelquefois, dans le vol de ma pensée altière,
Je veux abandonner la terrestre poussière ;
Je veux un horizon plus pur, moins limité,
Où l’âme, sans efforts, respire en liberté ;
Mais, dans le cercle étroit de l’humaine pensée,
L’âme sous la matière est toujours affaissée,
Et, sitôt qu’il veut prendre un essor moins borné,
L’esprit en vain s’élance, il se sent enchaîné.
 
Puisqu’à l’humanité notre âme est asservie,
Et qu’il nous faut payer un tribut à la vie,
Choisissons donc au moins la plus aimable erreur,
Celle qui nous promet un instant de douceur.
Oh ! viens me consoler, amour, belle chimère !
Emporte mes chagrins sur ton aile légère ;
Et si l’illusion peut donner le bonheur,
Remplis-en, combles-en le vide de mon cœur !
Je ne te connais pas, amour,... du moins mon âme
N’a jamais éprouvé ton ardeur et la flamme
Il est vrai que mon cœur, doucement agité,
En voyant une belle a souvent palpité ;
Mais je n’ai point senti, d’un être vers un être,
L’irrésistible élan que tous doivent connaître ;
De repos, de bonheur, mon esprit peu jaloux,
Jusqu’ici, se livrant à des rêves moins doux,
Poursuivit une idée encor plus illusoire,
Et mon cœur n’a battu que pour le mot de gloire.
 
Suprême déité, reine de l’univers,
Gloire, c’est ton nom seul qui m’inspira des vers,
Qui ralluma mon cœur d’une plus vive flamme,
Et dans un air plus pur fit respirer mon âme ;
J’aimai, je désirai tes célestes attraits,
Tes lauriers immortels, et jusqu’à tes cyprès.
 
On parle des chagrins qu’à tes amants tu donnes,
Et des poisons mêlés aux fleurs de tes couronnes ;
Mais qui peut trop payer tes transports, tes honneurs ?
Un seul de tes regards peut sécher bien des pleurs.
Qu’importe que l’orgueil des nullités humaines
Voue à de froids dédains nos travaux et nos peines,
Qu’importent leurs clameurs, si la postérité
Nous imprime le sceau de l’immortalité,
Si son arrêt plus sûr nous illustre et nous venge :
Tandis que le Zoïle, au milieu de sa fange,
Traînant dans l’infamie un nom déshonoré,
Jette en vain les poisons dont il est dévoré.
 
Si la vie est si courte et nous paraît un songe,
La gloire est éternelle et n’est pas un mensonge ;
Car sans doute il est beau d’arracher à l’oubli
Un nom qui, sans honneur, serait enseveli,
De pouvoir dire au temps : « Je brave ton empire,
Respecte dans ton cours mes lauriers et ma lyre,
Je suis de tes fureurs l’impassible témoin,
Toute ma gloire est là : tu n’iras pas plus loin. »

Élégies nationales (1827)

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