François de Malherbe

Que n’êtes-vous lassées mes tristes pensées

Pour Henri le Grand, sur la dernière
absence de la princesse de Condé.
 
               1609.
 
 
Que n’êtes-vous lassées,
   Mes tristes pensées,
De troubler ma raison,
Et faire avecque blâme
   Rebeller mon âme
Contre ma guérison !
 
Que ne cessent mes larmes,
   Inutiles armes !
Et que n’ôte des cieux
La fatale ordonnance
   À ma souvenance
Ce qu’elle ôte à mes yeux !
 
Ô beauté nonpareille,
   Ma chère merveille,
Que le rigoureux sort
Dont vous m’êtes ravie
   Aimerait ma vie
S’il me donnait la mort !
 
Quelles pointes de rage
   Ne sent mon courage
De voir que le danger,
En vos ans les plus tendres,
   Menace vos cendres
D’un cercueil étranger !
 
Je m’impose silence
   En la violence
Que me fait le malheur :
Mais j’accrois mon martyre ;
   Et n’oser rien dire
M’est douleur sur douleur.
 
Aussi suis-je un squelette ;
   Et la violette
Qu’un froid hors de saison,
Ou le soc, a touchée,
   De ma peau séchée
Est la comparaison.
 
Dieux, qui les destinées
   Les plus obstinées
Tournez de mal en bien,
Après tant de tempêtes
   Mes justes requêtes
N’obtiendront-elles rien ?
 
Ayez-vous eu les titres
   D’absolus arbitres
De l’état des mortels
Pour être inexorables
   Quand les misérables
Implorent vos autels ?
 
Mon soin n’est point de faire
   En l’autre hémisphère
Voir mes actes guerriers,
Et jusqu’aux bords de l’onde
   Où finit le monde
Acquérir des lauriers.
 
Deux beaux yeux sont l’empire
   Pour qui je soupire ;
Sans eux rien ne m’est doux ;
Donnez-moi cette joie
   Que je les revoie,
Je suis Dieu comme vous.

Poésies livre III

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