Charles-Augustin Sainte-Beuve

Une jeune femme au bain

               À Madame Récamier.
             (Sur un portrait de Gérard.)
 
 
Dans ce frais pavillon de marbre et de verdure,
Quand le flot naturel avec art détourné,
Pour former un doux lac, vient baiser sans murmure
Le pourtour attiédi du pur jaspe veiné ;
 
Quand le rideau de pourpre assoupit la lumière,
Quand un buisson de rose achève la cloison ;
Chaste au sortir du bain ; ayant laissé derrière
Humide vêtement, blanche écume et toison ;
 
De fine mousseline à peine revêtue,
Assise, un bras fuyant, l’autre en avant penché ;
Son beau pied, non chaussé, d’albâtre et de statue,
S’éclairant, au parvis, d’un reflet détaché,
 
Au parvis étoilé, d’où transpire et s’exhale
Par les secrets d’un art, magicien flatteur,
Quelque encens merveilleux, quelque rose, rivale
Des roses du buisson à naïve senteur ;
 
Simple, et pour tout brillant, dans l’oubli d’elle-même,
À part ce blanc de lys et ces contours neigeux,
N’ayant de diamant, d’or et de diadème,
Que cette épingle en flèche attachant ses cheveux ;
 
N’ayant que ce dard-là, cette pointe légère,
Pour dire que l’abeille aurait bien son courroux,
Et pour nous dire encor qu’elle n’est pas bergère,
Un cachemire à fleurs coulant sur ses genoux ;
 
Sans miroir, sans ennui, sans un pli qui l’offense,
Sans rêve trop ému ni malheur qu’on pressent,
Mêlant un reste heureux d’insouciante enfance
À l’éclair éveillé d’un intérêt naissant ;
 
Qu’a-t-elle, et quelle est donc, ou mortelle ou déesse,
Dans son cadre enchanté de myrte et de saphir,
Cette élégante enfant, cette Hébé de jeunesse,
Hébé que tous les Dieux prendraient peine à servir ?
 
Elle est trouvée enfin la Psyché sans blessure,
La Nymphe sans danger dans les bains de Pallas ;
C’est Ariane heureuse, une Hélène encor pure,
Hélène avant Paris, même avant Ménélas !
 
Une Armide innocente, et qui de même enchaîne ;
Une Herminie aimée, ignorant son lien ;
Aux bosquets de Pestum une jeune Romaine
Songeant dans un parfum à quelque Émilien !
 
C’est celle que plus tard, non plus Grecque naïve,
Fleur des palais d’Homère et de l’antique ciel,
Mais Béatrix déjà, plus voilée et pensive,
Canove ira choisir pour le myrte immortel !
 
Mais à quoi tout d’abord rêve-t-elle à l’entrée
De son bel avenir, au fond de ses berceaux ?
À quoi s’oublie ainsi la jeune Idolâtrée ?
À quelle odeur subtile ? à quel soupir des eaux ?
 
À quel chant de colombe ?... à sa harpe éloignée ?
À l’abeille, au rayon ?... au piano de son choix ?
Peut-être au char magique où luit la Destinée,
Au frère du Consul, à ceux qui seront Rois ?
 
À l’épée, au génie, à la vertu si sainte,
À tout ce long cortège où chacun va venir
La nommer la plus belle, et dans sa chaste enceinte,
S’irriter, se soumettre, et bondir, et bénir ?
 
Car qui la vit sans craindre, en ces heures durables,
En ces printemps nombreux et si souvent nouveaux,
Les sages et les saints eux-mêmes égarables,
Les pères et les fils, enchaînés et rivaux ?
 
Heureuse, elle l’est donc ; tout lui chante autour d’elle ;
Un cercle de lumière illumine ses pas ;
C’est miracle et féerie !—Arrêtez, me dit-elle ;
Heureuse, heureuse alors, oh ! ne le croyez pas !
 
—Elle a dit vrai...—Du sein de la fête obligée,
En plein bal, que de fois (écoutez cet aveu),
Songeant au premier mot qui l’a mal engagée,
Retrouvant tout d’un coup l’irréparable vœu,
 
Le retrouvant cruel, mais respectable encore,
(Car, même dans le trouble et sous l’attrait, toujours,
La Décence à pas lents, la Crainte qui s’honore,
De leur ton cadencé notèrent ses détours),
 
Que de fois donc, sentant cette lutte trop forte,
Du milieu des rivaux qui n’osent l’effleurer,
En hâte de sortir, un pied hors de la porte,
Elle se mit, ainsi que Joseph, à pleurer !
 
Et pleurant sous les fleurs, et de sa tête ornée
Épanchant les ennuis dans un amer torrent,
Elle dit comme Job : « Que ne suis-je pas née ! »
Tant le bonheur d’hymen lui semble le plus grand !
 
Que de fatigue aussi, de soins (si l’on y pense),
Que d’angoisse pour prix de tant d’heureux concerts,
Triomphante Beauté, que l’on croit qui s’avance
D’une conque facile à la crête des mers !
 
L’Océan qui se courbe a plus d’un monstre humide,
Qu’il lance et revomit en un soudain moment.
Quel sceptre, que d’efforts, ô mortelle et timide,
Pour tout faire à vos pieds écumer mollement !
 
Ces lions qu’imprudente, elle irrite, elle ignore,
Dans le cirque, d’un geste, il faut les apaiser ;
Il faut qu’un peuple ardent qui se pousse et dévore
À ce ruban tendu s’arrête sans oser.
 
Ô fatigue du corps ! ô fatigue de l’âme !
Scintillement du front qui rougit et pâlit !
Que sa rosée a froid ! Cette rougeur de flamme
Cache un frisson muet qu’en vain elle embellit !
 
Ah ! c’est depuis ce temps, même depuis l’automne,
Quand la fête est ailleurs, quand l’astre pâle a lui,
Quand tout débris sauvé, toute chère couronne,
Au souvenir sacré se confond aujourd’hui ;
 
Lorsque causant des morts, des amitiés suprêmes,
Dans ce salon discret, le soir, à demi-voix,
Pour vous qui les pleurez, pour les jeunes eux-mêmes,
Le meilleur du discours est sur ceux d’autrefois,
 
C’est seulement alors, qu’assurée avec grâce,
Recouvrant les douleurs d’un sourire charmant,
Vous acceptez la vie, et, repassant sa trace,
Vous lui pardonnez mieux qu’aux jours d’enchantement.
 
Le dévouement plus pur, l’amitié plus égale,
Les mêmes, quelques-uns, chaque fois introduits,
Le bienfait remplissant chaque heure matinale,
Le génie à guérir, à sauver des ennuis ;
 
Au soir, quelque lecture ; aux jours où l’on regrette,
Un chant d’orage encor sur un clavier plus doux ;
Puis l’entretien que règle une muse secrète,
Tout un bel art de vivre éclos autour de vous :
 
Sur le mal, sur le bien, sur l’amour ou la gloire,
Sur tout objet, cueillir un rayon adouci,
En composer un mieux, à quoi vous voulez croire,
Voilà, voilà votre art, votre bonheur aussi !
 
Aimez-le, goûtez-en la pâleur inclinée ;
Il fuyait ce bain grec où nous vous admirons.
—Rappelons-nous l’aveu de la plus fortunée,
Mortels, sous tant de jougs où gémissent nos fronts !

Pensées d’août (1837)

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