Antoine-Vincent Arnault

Le sirop et les mouches

                     Fable I, Livre V.
 
 
« On suivait Paul hier, on le fuit aujourd’hui.
Me direz-vous, monsieur, à quelle circonstance
             Il faut imputer l’inconstance
             Que le public montre envers lui ? »
             Après un moment de silence,
Monsieur l’abbé répond : « Mets d’abord, mets, mon fils,
             « Ce bocal sur notre fenêtre.
« Est-il découvert ?—Non.—Découvre-le.—Mon maître,
Il est plein de sirop.—Fais ce que je te dis.
             «—Vous en aurez regret.—Peut-être.
             « Tu riras si je m’en repens.
«—Ne voyez-vous donc pas quel essaim nous arrive ?
             « Voilà déjà plus d’un convive,
             « Qui se régale à nos dépens.
             «—Il faut que tout le monde vive, »
             Répond le sage en souriant.
             « Le sucre est un mets très friand ;
             « Mais n’est-il fait que pour nos bouches ?
             « Et la terre est-elle, entre nous,
             « Chiche à ce point d’un mets si doux,
             « Qu’on n’en puisse laisser aux mouches ?
             « Il nous en reste assez pour toi.
«—Il est vrai.—Quant à Paul, quant à cette injustice
             « Dont tu veux savoir le pourquoi,
« Nous en reparlerons ; pour l’instant laisse-moi :
             « L’objet vaut qu’on y réfléchisse. »
             Cependant autour du bocal
             Bourdonne l’essaim parasite,
Et, comme à qui mieux mieux, chacun s’y précipite :
Si vaste qu’elle soit, la panse de cristal
Pour tant de commensaux bientôt est trop petite.
Ce spectacle amusa l’écolier jusqu’au soir.
             N’ayant alors plus rien à voir,
Il reprit son propos. «—Un peu de patience.
« Est-ce en un jour, mon fils, que l’on peut tout savoir
« Demain peut-être, grâce à notre expérience,
« En dirai-je un peu plus. » De crainte d’accident,
L’enfant veut recouvrir le vase en attendant.
Mais notre précepteur autrement en décide.
Il avait ses raisons. Le sirop cependant,
             De doux qu’il fut, devient acide.
             Plus matinal que le soleil,
             Notre écolier à son réveil
De courir au bocal. Mais quelle est sa surprise !
Il ne retrouve, au lieu de ce peuple goulu,
Q’une mouche confite, et qui, comme à la glu,
             Dans le sucre se trouvait prise.
             « D’où provient tout ce changement ?
             «—Du motif qui, dans ce moment,
Loin du malheureux Paul écarte tous les hommes.
« Les mouches, les amis dans le temps où nous sommes
             « Se ressemblent plus qu’on ne croit.
             « Cet essaim qui croît ou décroît,
« Suivant que la liqueur est plus douce ou plus aigre,
« T’apprend ce qu’entre humains parfois nous éprouvons,
« Suivant que le sort verse au vase où nous buvons,
             « Ou du sirop, ou du vinaigre. »

Fables, Livre V (1812)

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