André Lemoyne

Promenade

Lace tes brodequins, ma belle, et partons vite.
Noue en un seul bouquet tes cheveux châtain-clair.
Nous irons par les bois.—Le ciel bleu nous invite.
C’est déjà le printemps qu’on respire dans l’air.
 
Nous prendrons, si tu veux, ce petit chemin jaune
Qui, sous les bouleaux blancs, court dans le sable fin ;
Pour nos pieds d’amoureux sentier large d’une aune,
Maïs qu’on suit tout un jour sans en trouver la fin.
 
Nous irons nous asseoir au bord des sources fraîches
Où le chevreuil léger comme une ombre descend,
Où nous avons cueilli la plante aux vertes flèches.—
Dans le creux de ta main nous boirons en passant ;
 
Et nous écouterons sur les mares dormantes
Cet invisible écho, prompt à s’effaroucher,
Que tu croyais blotti parmi les fleurs des menthes,
Et qui ne dit plus rien dès qu’on veut l’approcher.
 
Notre cœur saluera ces vieux hêtres intimes
Sous lesquels, vers le soir, trop émus pour causer,
Pour la première fois tous deux nous répondîmes
Au chant du rossignol par un muet baiser.
 
Loin d’être indifférents au souvenir des autres,
Nous verrons si le temps n’aurait pas effacé
Du grand arbre les noms plus anciens que les noires,
Noms d’heureux qui s’aimaient dans le siècle passé.
 
Et nous bénirons Dieu, qui, nous ayant fait naître
Au nombre des élus, a choisi notre jour :
Si j’étais né plus tôt, sans pouvoir te connaître,
Il m’aurait fallu vivre et mourir sans amour.
 
Quand le ciel n’a pour nous que des rayons de fête,
Quand tous les arbres sont richement habillés,
S’il est de pauvres gens qui vont baissant la tête
Et dans l’or du soleil marchent déguenillés,
 
Toi qui dans les douleurs sais discrètement lire,
Et dont les belles mains prêchent la charité,
Tu répandras ta bourse avec un clair sourire :—
On nous pardonnera notre félicité.

Les charmeuses (1864)

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